Recension de « La grande illusion, Journal secret du Brexit (2016-2020) » de Michel Barnier, par Sébastien Goulard
Pendant près de 4 ans et demi, Michel Barnier, ancien ministre et commissaire européen a mené les négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne et les futures relations entre Londres et Bruxelles, suite au référendum britannique sur la sortie de l’UE de juin 2016. Il en raconte les coulisses dans un journal intime intitulé « La grande illusion, Journal secret du Brexit (2016-2020). Ce livre nous plonge dans les longs et âpres pourparlers qui ont rythmé la vie politique britannique et européenne depuis 2016.
Bien que nous connaissions déjà le résultat de ces négociations, à savoir la présentation d’un accord de commerce et de coopération entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni le 24 décembre 2020, ce livre nous tient en haleine et nous décrit les difficultés, mais aussi l’incompréhension, rencontrées par les parties durant ces négociations.
Ce qui nous frappe le plus en lisant ce livre, est que la partie britannique semble assez peu préparée au Brexit et à ses conséquences. Annoncé dès 2013, par le Premier Ministre David Cameron, les gouvernements britanniques qui ont suivi ne semblent pas avoir pris conscience de l’ensemble des répercussions du retrait de l’Union Européenne. Tout au long des négociations, nous ne pouvons qu’être étonnés par l’absence d’une ligne claire sur les futures relations entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne. La photo, prise en juillet 2017, des négociateurs britanniques menés par David Davis, sans dossier devant eux, contrairement aux négociateurs européens qui illustre bien cette impréparation, est bien sûr présente dans le livre.
La partie britannique semble avoir arrêté sa stratégie sur le retrait de l’UE, sans avoir fixé un objectif sur les rapports avec son premier partenaire économique. Longtemps, les négociateurs britanniques vont défendre un accord tel que celui conclu entre l’UE et l’Australie ou l’UE et la Canada. Mais ces mêmes accords, qui représentent des échanges bien moindres qu’entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne ont eux-mêmes demandé de longues années de négociations.
En fait, on comprend rapidement que l’objectif des Britanniques est de continuer à avoir l’accès le plus large possible au marché européen pour leurs biens et services tout en ayant la possibilité de ne pas se soumettre aux règlements européens tant sur les normes sociales qu’environnementales, ce qui entrainerait bien sûr des positions de dumping. Pour arriver à ce résultat, les Britanniques vont tenter d’imposer un cherry picking, et ouvrir plusieurs dossiers, indépendants les uns des autres, Michel Barnier et son équipe résistent et négocient un accord global.
Ce qui peut paraître presque choquant dans l’attitude des négociateurs britanniques, c’est le décalage entre leurs positions et ceux de la majorité des supporters du Brexit. Bien sûr, le retour d’une prétendue souveraineté est au centre des enjeux, les négociateurs insisteront ainsi pour que Michel Barnier utilise ce terme dans l’une de ses conférences de presse, pour débloquer la situation. Mais, alors que certains partisans du Brexit, notamment dans les régions sinistrées du nord de l’Angleterre espèrent qu’une sortie de l’Union Européenne les mettra à l’abri des excès de la mondialisation, l’objectif de Boris Johnson et de ses ministres, est tout autre, puisqu’il consiste à ouvrir encore plus l’économie britannique en transformant le pays en un Singapore on Thames. Michel Barnier qualifie donc de « grand malentendu » le principe de Global Britain défendu par Boris Johnson.
Un autre aspect important de la stratégie britannique est de jouer l’horloge et de miser sur le potentiel manque de patience des Européens, pour faire trainer les négociations et ainsi accuser l’Union Européenne de ne pas vouloir négocier suivant un blame game. Mais cette stratégie ne fonctionnera pas. De même une grande différence entre les négociateurs britanniques et européens, est que ces derniers sont tout à leur travail, alors que les Britanniques sont soumis à une influence politique extrêmement forte. Il faut noter que durant ces quatre longues années, quatre négociateurs britanniques vont se succéder, avec pour chacun son style et ses propres intérêts, et cela se ressent dans les négociations. Au contraire, les Européens n’ont pas changé de position depuis 2016, et Michel Barnier a reçu toute la confiance de la Commission, du Conseil Européen et des dirigeants des états membres.
Le Royaume-Uni n’aura de cesse de tenter de briser la solidarité européenne durant ces quatre années, en essayant de trouver des alliés sur certains sujet au sein des 27 membres, mais aussi parmi les institutions en voulant créer un nouveau front et négocier avec la Commission sans passer par la task force dirigée par Michel Barnier. Les Britanniques échoueront. Les 27 se montreront étonnement solidaires les uns des autres. Bien sûr chaque membre a ses propres intérêts, sa propre ligne rouge concernant les négociations avec le Royaume-Uni. L’équipe emmenée par Michel Barnier va déminer tous les sujets potentiellement explosifs comme celui des bases britanniques à Chypre, les futures relations entre l’Espagne et Gibraltar, ou encore dans les dernières semaines celui des quotas de pêche. Le dossier le plus difficile, sur lequel Boris Johnson reviendra en 2021 malgré l’accord du Brexit, et qui pose encore problème aujourd’hui est bien sûr celui de l’Irlande du Nord.
Ces négociations montrent aussi que l’Union Européenne a les capacités pour répondre aux défis auxquels elle fait face. Quelle serait la place de l’UE dans le concert des nations si autant d’énergie était déployée simultanément sur les questions économiques, environnementales ou de sécurité ? l’un des forces de la partie européenne menée par Michel Barnier réside dans sa diversité. Son équipe étaient composée de membres de pays différents, aux parcours variés, et Michel Barnier n’a pas hésité à multiplier les réunions avec les dirigeants des différents états membres, il est aussi venu à la rencontre des étudiants, des entrepreneurs, des citoyens européens durant tout son mandat, et ces rencontres l’ont aidé à négocier. Au contraire, la partie britannique parait plus fermée et n’explique pas les conséquences du Brexit à sa propre population.
Tout au long de ce récit, se confirme tout d’abord un immense sentiment de gâchis et d’épuisement, toute cette énergie, toutes ces réunions pour briser une relation de plus de quarante ans. On peut s’interroger sur les efforts déployés par Londres et Bruxelles pour ce divorce. Ces négociations étaient bien sûr nécessaires, mais l’impréparation britannique a mobilisé des talents et des ressources inimaginables, et qui aurait pu être employés à des fins plus constructives.
Tout au long de ces négociations, et même aujourd’hui alors que les relations entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni sont théoriquement définies, trois sujets identifiés par Michel Barnier restent problématiques, la question nord irlandaise, mais aussi l’intégrité du marché commun, et la nécessité d’un partenariat fort entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni.
Durant ces quatre ans, Michel Barnier se rendra à de nombreuses reprises en Irlande pour entendre la volonté du peuple irlandais. Il explique très bien la difficulté, qui ne semble pas avoir été prise en compte par les Brexiters d’un accord concernant l’Irlande du Nord. Pour préserver la paix, et selon le Good Friday agreement, il n’est pas envisageable de créer une frontière physique entre le nord et le sud de l’île. Mais il n’est pas non plus possible de ne pas contrôler les marchandises qui entreraient dans le marché commun par l’Irlande du Nord qui respecteraient des normes britanniques moins contraignantes. Les négociations portent donc sur un système de contrôle, aujourd’hui dénoncé par les Britanniques, entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord.
Bien que le Royaume-Uni ait quitté l’Union Européenne, les Britanniques ont espéré toujours avoir accès au marché commun, et à certains volets de l’Union Européenne comme la libre-circulation des capitaux, des marchandises, des services, mais pas celle des personnes, suivant le principe de « have the cake and eat it ». Pour Michel Barnier, il est important qu’il n’y ait pas de distorsions de concurrence en faveur des entreprises britanniques qui bénéficieraient de normes moindres par rapports aux entreprises européennes.
Un troisième point défendu par Michel Barnier est celui d’un partenariat fort avec le Royaume-Uni sur certains sujets de gouvernance mondiales notamment sur la sécurité, la lutte contre le terrorisme ou le changement climatique. Sur ces enjeux, Londres et Bruxelles doivent continuer à collaborer.
Le format de l’œuvre, un journal intime, permet de mieux connaître son auteur. En plus de 500 pages, ce livre nous dévoile sa personnalité. Michel Barnier a une longue carrière politique, ministre de l’environnement de 1993 à 1995, ministre délégué aux affaires européennes de 1995 à 1997, ministre des affaires étrangères de 2004 à 2005, et enfin ministre de l’agriculture et de la pêche de 2009 à 2010, il se voit confier le commissariat européen au marché intérieur et aux services sous la présidence de José Manuel Barroso (2016-2019), avant d’être nommé négociateur en chef de la conduite des négociations avec le Royaume-Uni. C’est un homme politique accompli, qui n’a rien à prouver à personne. Il connait les rouages des institutions bruxelloises et sait parler aux dirigeants des différents pays européens. Sa personnalité a beaucoup fait pour que ces négociations ne soient pas un échec. Plus d’un aurait abandonné devant les tergiversations, le manque de volonté, et même la mauvaise foi, affichés par certains négociateurs britanniques. Il a tenu bon, ce qui est en lui-même un exploit, et a continué de dialoguer, d’être disponible, même lorsqu’il n’apparaissait que peu d’espoir qu’un accord soit conclu.
Michel Barnier évoque à de nombreux passages ses racines savoyardes. C’est, en effet sous son mandat de président du conseil général de la Savoie, qu’Albertville se voit attribuer les jeux olympiques d’Hiver en 1992. Même si Michel Barnier peut jouer de cet attachement pour ne pas apparaitre comme un fonctionnaire européen, on le sent authentique sur ses liens avec la Savoie
Michel Barnier revient fréquemment sur De Gaule, et n’apprécie que modérément lorsqu’un négociateur britannique cite l’ancien président français pour soutenir la position de Londres. Son engagement gaulliste apparaît tout au long de son journal. Il est cependant bien difficile de savoir aujourd’hui quelle aurait été la position de De Gaulle sur le Brexit, lui qui n’avait pas voulu intégrer le Royaume-Uni dans l’Union. Mais les références à De Gaulle semblent dépassées ou même anachroniques dans la France et l’Europe d’aujourd’hui.
Un point important à mentionner, est le souci qu’a Michel Barnier de mettre en lumière ses collaborateurs à Bruxelles. Bien sûr, sa propre expérience a été déterminante pour conduire ces négociations, mais sans l’appui de son équipe, les négociations n’auraient pu aboutir.
A la toute dernière page de son journal, Michel Barnier fait part de ses intentions de continuer à intervenir dans le débat public, en Europe, mais aussi en France. Sa riche expérience, et notamment celle du Brexit, est précieuse face aux enjeux actuels. Michel Barnier est sans nul doute un homme d’Etat accompli, cependant il semble en décalage avec les autres personnalités politiques, il privilégie le temps long à l’immédiateté, le dialogue à la petite phrase. Il devra faire des efforts pour ne pas apparaître comme l’homme de Bruxelles. Assez injustement, son destin est étroitement associé au futur des relations entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne ; les difficultés ou renoncements à l’accord entre Londres et Bruxelles pourraient lui être imputées, même si ce livre nous prouve, qu’au contraire, il s’est entièrement consacré à son mandat, avec un grand dévouement.
Ce journal, « La grande illusion », peut être qualifié de livre historique, et marquera sans doute les futures analyses sur le Brexit. Il montre la difficulté pour un état européen à quitter l’Union Européenne, non pas parce que Bruxelles le retiendrait contre son gré, mais en raison de notre interdépendance. Quitter l’Union est loin d’être simple, parce que les économies et sociétés européennes sont extrêmement complexes. Il doit être sérieusement étudié par les Européens qui désireraient quitter l’Union.
A travers ce livre, Michel Barnier nous prouve que l’Union Européenne fonctionne, que les intérêts de chaque état sont protégés. Cependant, il s’agit tout de même de réformer l’Union Européenne pour rendre son fonctionnement plus souple, et réduire une certaine arrogance des fonctionnaires de Bruxelles comme le souligne Michel Barnier. Il n’est pas partisan d’un fédéralisme européen, et pense que pour mieux protéger les intérêts de chaque état, l’Union Européenne est nécessaire notamment face aux autres grandes puissances.
Le style adopté par Michel Barnier est relativement simple et rend son propos accessible à tous. Il a le mérite d’expliquer le fonctionnement des institutions européennes, et notamment les relations entre les trois institutions principales que sont la Commission, le Conseil européen et le Parlement, que certains négociateurs britanniques feignent de découvrir. Oui le fonctionnement de l’Union Européenne est complexe, mais il permet un certain équilibre entre les pays membres.
Bien sûr, ce livre illustre la vision d’une seule des deux parties. Les négociateurs britanniques ont pu eux-aussi ressentir de la frustration devant la position européenne, et ont sans doute une vision différente de ces négociations. Mais Michel Barnier et l’ancienne Premier Ministre Theresa May se sont tenus en haute estime durant ces négociations, ce qui semble moins le cas avec son successeur Boris Johnson. Le point de vue de Michel Barnier n’est pas neutre, mais sa volonté de rendre les négociations transparentes, ce qui lui est reproché par des négociateurs britanniques, démontre une certaine honnêteté face au mandat qui lui a été confié.
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